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Les hommes d’Arturus dévalèrent la colline,
Chevaux aux longues crinières comme le tonnerre d’été,
Boucliers légers sur leurs coursiers rapides,
Grandes épées bleues brandies au-dessus des crinières,
Les hommes d’Arturus dévalèrent la colline,
Fauchant les Loups des Mers au fil de leurs épées.
Une lumière tremblante donnait aux objets et aux visages une beauté irréelle. Les notes de la harpe résonnaient entre les murs, convoquant les fantômes des anciens guerriers du vieux fort. Le temps s’était figé pour écouter Myrddin qui chantait devant Arturus et ses compagnons le combat qu’ils avaient remporté la veille.
Sans Azilis, qui murmurait la traduction à son oreille, Kian n’aurait pas compris ce chant de victoire. Mais cela aurait été sans importance car la beauté des sons l’envoûtait, sa peau se hérissait et son cœur s’affolait au timbre magique de la harpe.
Ce n’était pas sans raison qu’on disait Myrddin devin et magicien. Il savait bouleverser l’âme des hommes avec ses poèmes, les fasciner par sa musique, les subjuguer d’un seul regard. Aneurin avait eu ce don mais Myrddin le possédait au centuple.
Les hommes d’Arturus dévalèrent la colline,
Chevaux aux longues crinières qui firent trembler la terre,
Comme la vague l’hiver déferle sur la grève,
Comme des éperviers qui fondent sur leurs proies,
Les hommes d’Arturus dévalèrent la colline
Fauchant les Loups des Mers au fil de leurs épées.
Kian regarda le ciel. Une nuit sans nuages, pure, constellée d’étoiles, éclairée par une lune énorme et blanche. Les guerriers attablés en cercle écoutaient Myrddin en silence, les yeux brillants. Trois cents hommes qui avaient vaincu la mort et les Saxons.
Au-delà du grand cercle des compagnons d’Arturus, d’autres, cachés par l’obscurité, écoutaient le barde. Femmes, serviteurs, adolescents qui assistaient les guerriers. Arturus les avait tous réunis ce soir pour le banquet qui célébrait sa victoire et son couronnement. Car s’il n’avait pas encore reçu la bénédiction des prélats de Venta, Arturus était de fait le Haut Roi de Bretagne. Les chefs de clans lui avaient rendu hommage. L’Église suivrait. Elle aussi avait besoin de sa protection contre les barbares.
Rouges leurs serres, rouges leurs becs,
Corbeaux et corneilles se repaissent de Loups.
Les hommes d’Arturus en tuèrent mille et cent.
Arturus ! Soleil des guerriers !
Brillant, illustre et invincible.
Les dernières notes s’égrenèrent dans la nuit. Puis Myrddin étouffa d’un geste le murmure des cordes et recula dans l’ombre. Azilis se serra un peu plus contre Kian. Il lui fallait soutenir ces regards qui la contemplaient, non comme une femme, mais comme une créature féerique, à la fois belle et effrayante. Un jeune garçon déposa du rôti de biche dans le plat qu’elle partageait avec Kian. Ceux qui assistaient les hommes à la guerre les servaient également à table. Une vieille tradition bretonne, lui avait expliqué Caius.
Cette nuit, Kian faisait partie des compagnons d’Arturus. Lui aussi avait risqué sa vie sur le champ de bataille, lui aussi avait trouvé sa place à la table du roi et partagé le repas des héros. Et quand Arturus avait appelé chacun des hommes pour lui faire présent d’une arme, d’une pièce d’armure ou d’un bijou, Kian avait entendu son nom résonner dans la cour du vieux fort et s’était agenouillé, incrédule et ému, pour recevoir le don du roi à son guerrier.
Pourtant il se sentait étranger à cela. Le lourd bracelet d’or qui luisait au-dessus de son coude – un bracelet qui hier encore ornait le bras d’un noble saxon – le remplissait de fierté. Mais seuls comptaient vraiment la présence d’Azilis à ses côtés, les regards qu’elle tournait vers lui, la pression de sa main sur la sienne. Il avait gagné son amour et conquis sa liberté. Cela avait plus de prix que tous les joyaux de Bretagne et de Gaule.
Myrddin avait cédé sa place à des bardes de moindre importance. L’heure n’était plus aux célébrations solennelles. Les convives mangeaient, buvaient et riaient. Célébrer la vie à outrance était un besoin d’autant plus puissant que le gouffre de la mort s’était ouvert à leurs pieds.
— Petite sœur, le roi veut te parler.
Caius se tenait debout devant eux, les bras passés autour du cou de deux filles échevelées. Il avait les yeux brillants, le sourire carnassier et l’air passablement éméché.
— Toi, ajouta-t-il en désignant Kian de l’index, je veux te parler !
Il renvoya les filles d’un geste. Azilis resta immobile, incertaine de la suite. Elle jeta un regard dans la direction d’Arturus. Il l’observait et paraissait l’attendre.
— Tu peux me laisser seul avec lui, grommela Caius d’une voix épaissie par l’alcool. Je ne suis pas encore assez saoul pour m’attaquer à un tueur de berserker !
Elle hésita puis se leva.
Caius s’assit lourdement à la place que venait de quitter sa sœur et dévisagea Kian qui soutint ce regard. Que voulait Caius ? Le provoquer ? Kian serrait les dents, sentait monter la colère. Puis Caius soupira et dit dans un hochement de tête :
— Je veux bien croire qu’il ait été ton ami.
À cet instant, Aneurin était si loin des pensées de Kian qu’il lui fallut entendre la suite du discours pour comprendre.
— Je l’ai attendu des mois, marmonna Caius, avec une diction hésitante. Chaque jour j’espérais qu’il reviendrait. On a partagé tout ce que des gosses de nos âges peuvent partager. Et je l’ai aimé plus que les filles que j’ai mises dans mon lit ! Est-ce que tu peux comprendre ça, Kian, tueur de berserker ?
— Oui, je le comprends.
— Il savait tout de moi, je savais tout de lui. Nos pires secrets. Nos pires peurs. Nos désirs.
Caius saisit la coupe de Kian et la vida d’un trait. Il poursuivit, les yeux fixés sur la coupe vide comme si elle contenait un monde de souvenirs :
— Je suis venu ici pour lui, pour me battre à sa place. Je me suis bien battu. Si bien qu’Arturus m’a pris parmi ses compagnons. Si bien que je suis devenu son bras droit. Le bras droit du dux bellorum ! Et maintenant, le bras droit du roi !
Il reposa la coupe avec violence et cria presque :
— Mais c’était pour lui ! Et il est mort sans le savoir !
Les yeux de Caius s’étaient emplis de larmes qu’il ne cherchait pas à cacher.
— Il est mort sans le savoir, répéta-t-il avec désespoir.
— Il l’a su. Il a lu tes lettres.
— J’aurais voulu qu’il le voie. Et il s’est fait tuer juste avant de me rejoindre.
— Il est mort en héros pour protéger ta sœur. Il s’est battu seul contre cinq guerriers francs. Et contre Fulvius, le fils de l’intendant.
— Ce chien.
— Je l’ai tué.
— Mais les Francs ? Tu dis qu’il était seul ?
— Je suis arrivé trop tard. Il avait reçu une francisque dans le dos.
— Il était mort ?
— Non, il est mort trois jours plus tard.
— Il t’avait confié Kaledvour.
— L’épée et Azilis.
Caius marqua une pause, appuyant sa tête sur une main :
— Tu couchais déjà avec elle ?
— Non. Mais je l’aimais déjà.
Kian ajouta avec un demi-sourire :
— C’est arrivé quand elle l’a décidé. Je n’avais plus qu’à obéir.
Caius s’esclaffa. D’abord brièvement, puis franchement, longuement. Un rire en cascade, énorme, colossal, libératoire, qu’il transmit à Kian qui fut à son tour pris d’un fou rire incontrôlable. Les deux hommes finirent affalés sur la table, essuyant des larmes de joie et hoquetant. Quand ils se furent calmés, et après avoir repris quelques rasades d’hydromel, Caius demanda :
— Eh bien, Kian, tueur de berserker, quand vas-tu épouser ma sœur ?
Kian secoua la tête :
— Je ne l’épouserai pas.
— Qu’est-ce que tu dis ?
L’hilarité avait disparu du visage de Caius aussi vite qu’elle y était apparue. Kian répondit calmement :
— Pendant trois ans, j’ai suivi Azilis dans la forêt. Chaque matin ou presque. Et chaque matin ou presque, je l’ai entendue pester contre le mariage, jurer que jamais elle ne se marierait, que c’était un esclavage, qu’elle préférerait encore se tuer. Tu crois vraiment que je vais demander sa main ?
— C’était une gamine. Elle a changé.
— Elle a changé, oh oui ! Mais pas là-dessus. Elle ne cédera jamais sa liberté, elle lui a coûté trop cher. Et qui peut le comprendre mieux que moi ? Je ne la demanderai pas en mariage, Caius. Je l’aime trop pour ça.